En Suisse, Tania Viertel, ingénieure en systèmes d’information titulaire d’un master en management international de projet, a bâti sa carrière entre le Mexique, la France et la Suisse, plus récemment en tant que SAP Master Data Manager chez Swatch Group.
Polyglotte, parlant couramment le français, l’anglais et l’espagnol, elle a dirigé des déploiements ERP et des équipes internationales avant qu’un grave problème de santé ne l’oblige à mettre sa carrière entre parenthèses pendant trois ans.
Lorsqu’elle s’est rétablie, elle pensait que ses dix-sept années d’expérience parleraient d’elles-mêmes : « C’est toujours moi, je n’ai pas changé », dit-elle. « Je suis prête à contribuer, à apprendre, à évoluer à nouveau. J’ai juste besoin d’une première opportunité. »
Comme Daniela, elle a multiplié les candidatures sans retour. La différence, souligne-t-elle, ne tient pas aux compétences mais à la perception. « Parfois, la vie vous fait sortir de la route », confie-t-elle. « Si les entreprises mettaient en place des programmes de retour à l’emploi, cela changerait tout. Même des contrats à temps partiel ou à durée déterminée pourraient servir de tremplin. »
Ces deux femmes ne sont que la partie émergée d’un groupe bien plus vaste de professionnelles qualifiées.
Selon Vanessa Gentile, fondatrice du programme Bring Women Back To Work (BWBW), 64 % des participantes sont titulaires d’un master et environ 30 % d’un diplôme universitaire.
Ce ne sont pas des profils débutants : ce sont des spécialistes, des managers, des ingénieures, des expertes IT. Pourtant, les processus de recrutement traditionnels leur laissent rarement la possibilité de le prouver.
Le véritable frein : des biais systémiques et des processus de recrutement rigides
Les obstacles rencontrés par ces femmes de retour à l’emploi sont rarement explicites.
Aucune offre d’emploi n’affiche « pause de carrière non acceptée ». Mais la discrimination se niche dans les systèmes et les réflexes de recrutement :
Les recruteurs recherchent des parcours sans interruption, partant du principe que l’expérience récente est le meilleur indicateur de performance future. Les logiciels de suivi des candidatures identifient les “trous” dans un CV comme des risques potentiels. Les managers redoutent un temps d’adaptation trop long. Et les représentations culturelles jouent aussi leur rôle : un congé sabbatique pour voyager est perçu comme enrichissant, alors que des années consacrées à sa santé ou celle de sa famille sont souvent sous-évaluées.
Vanessa Gentile identifie ici un problème de mentalité. Elle considère que les dirigeants qui évoquent une pénurie de talents adoptent trop souvent une posture passive, plutôt que de prendre activement la responsabilité de développer les talents de demain.
Les atouts des femmes qui reprennent le travail (invisibles sur les CV)
Un CV reflète le passé. Il ne montre pas les compétences humaines et professionnelles qui déterminent le succès futur. Pourtant, les compétences de résilience, adaptabilité, négociation et gestion de crise sont précisément celles que de nombreuses femmes ont développées pendant leur pause professionnelle.
Daniela plaisante en disant qu’après des années à élever trois enfants, elle pourrait « négocier des traités de paix » au quotidien. Derrière l’humour, le message est sérieux : les parents gèrent des situations complexes, résolvent des conflits et coordonnent la logistique sous pression. Ces compétences ne sont pas de simples « soft skills » ; ce sont de véritables compétences organisationnelles.
La confiance est également un facteur clé. Après plusieurs années d’éloignement du marché du travail, de nombreuses femmes voient leur estime de soi diminuer. Le programme Bring Women Back To Work (BWBW) investit dans le mentorat, le soutien communautaire et la formation pour reconstruire cette confiance. « Le levier principal consiste à changer la mentalité », explique Vanessa Gentile. Une fois la confiance professionnelle retrouvée, les résultats de la recherche d’emploi évoluent rapidement.
Pour Tania, cette confiance a été un processus de redécouverte personnelle et professionnelle. Après plusieurs interventions chirurgicales et périodes de récupération, elle décrit son apprentissage du “rebond” comme un mécanisme à la fois littéral et professionnel. Cette résilience définit désormais sa manière de travailler et, selon elle, peut renforcer toute équipe prête à regarder au-delà des interruptions de carrière.
Comment les entreprises peuvent repenser leur approche
Les entreprises doivent repenser certaines étapes de leur processus de recrutement et leur culture d’entreprise. Quatre changements se distinguent :
1. Modèles de recrutement flexibles
Périodes d’essai, programmes de retour à l’emploi ou contrats à durée déterminée peuvent réduire le risque perçu par l’employeur tout en donnant aux femmes de retour la possibilité de prouver leur valeur. Comme le souligne Tania Viertel en Suisse :
« Si les entreprises mettaient en place des programmes de retour à l’emploi, cela ferait une énorme différence. Un compromis est possible, même avec des contrats à temps partiel, à durée déterminée ou des stages. »
2. Valoriser les compétences
Vanessa Gentile préconise de dépasser le CV traditionnel, centré sur le passé. Les CV alternatifs mettent en avant les compétences actuelles et le potentiel futur : curiosité, adaptabilité, capacité à résoudre des problèmes. Pas seulement un parcours linéaire.
En intégrant un recrutement basé sur les compétences, les entreprises évaluent ce qui fait réellement la performance, au lieu de filtrer sur des emplois sans interruption. Cette approche révèle des talents souvent invisibles et s’aligne sur l’agilité exigée par les entreprises modernes.
3. Changer l’état d’esprit des leaders
Ce sont les dirigeants qui donnent le ton. Si les écarts de parcours sont systématiquement perçus comme des lacunes, les biais persistent. Mais si les femmes de retour sont considérées dans leur globalité : professionnelles, parents, aidantes, citoyennes multilingues ; alors de nouvelles voies pour accéder aux talents s’ouvrent.
4. Soutenir la confiance et le mentorat
La confiance est un levier clé. Après plusieurs années d’éloignement du marché du travail, de nombreuses femmes voient leur estime de soi diminuer. Le programme Bring Women Back To Work (BWBW) investit dans le mentorat, le soutien communautaire et la formation pour reconstruire cette confiance.
Lorsque les femmes retrouvent leur confiance professionnelle, leur intégration et leurs performances se transforment rapidement. Des réseaux de pairs, des opportunités d’apprentissage et un accompagnement structuré permettent d’accélérer le retour et de favoriser la fidélisation.
Partenariats et associations pour le retour des femmes à l’emploi
Certaines entreprises en France, en Allemagne et en Suisse réinventent discrètement leurs pratiques. Workday, par exemple, s’associe au programme Bring Women Back To Work (BWBW) pour accompagner les femmes de retour à l’emploi grâce à des formations structurées, du mentorat et des réseaux professionnels. Cette collaboration offre des certifications, des formations pratiques et un soutien communautaire, permettant aux femmes de réintégrer les métiers IT avec confiance.
L’impact dépasse le simple remplissage de postes : ces partenariats signalent un changement culturel. La stratégie de talents ne se limite pas à rivaliser pour des ressources rares, elle consiste aussi à élargir la définition des sources de talents et à valoriser les profils souvent ignorés.
Combler la pénurie de talents passe par un changement de regard
Le récit de la pénurie de talents est devenu quasi unanime dans les cercles d’affaires européens. Mais les faits racontent une histoire plus nuancée. Les talents existent, ils sont simplement invisibles à cause de certaines pratiques de recrutement obsolètes et de définitions trop étroites de l’expérience.
Les femmes de retour à l’emploi constituent un segment stratégique de professionnels expérimentés, doté de compétences clés : résilience face aux disruptions, adaptabilité aux nouvelles technologies et volonté de contribuer activement.
Combler cette pénurie commence par changer de perspective. Lorsque les entreprises passent de l’exclusion à l’intégration intentionnelle, elles ne résolvent pas seulement un problème de recrutement, elles libèrent un réservoir de talents capable de stimuler innovation et croissance.
La question n’est plus de savoir si ces talents existent, mais si les entreprises sont prêtes à les reconnaître et à les valoriser.